Conservation foncière : opportunités et contraintes de la signature électronique dans la pratique notariale
Par Hicham BESRI, juriste en droit immobilier et Cadre supérieur au sein de l’Agence nationale de la conservation foncière, du cadastre et de la cartographie (direction de la conservation foncière à Rabat).
L’Agence nationale de la conservation foncière, du cadastre et de la cartographie a réalisé un saut qualitatif dans le volet de la dématérialisation de son processus de production métier, permettant ainsi à ses différents usagers particuliers, et professionnels d’en tirer le meilleur profit en termes de gain de temps, et de moyens. Le dernier jalon digital posé récemment a été la finalisation du dépôt électronique intégral offrant –désormais- aux notaires la possibilité de signer électroniquement les documents transférables sur la plateforme de l’Agence, avec une garantie directe de paiement en ligne, après visa du conservateur, et leur archivage électronique dans ses bases de données. Cette présente étude sera l’occasion de rappeler les réalisations passées, et celles d’aujourd’hui, tout en soulignant les enjeux et les contraintes posées.
Un espace privé d’échange électronique pour les notaires
En inscrivant l’action de digitalisation parmi ses champs prioritaires, l’ANCFCC a tissé un partenariat exemplaire avec le Conseil national de l’ordre des notaires, couronné par une mise à disposition des notaires d’un espace privé, dédié à l’accomplissement des différentes formalités inscriptibles sur les livres fonciers, et aussi à bénéficier des autres services qui leur sont fournis.
Cette plateforme transactionnelle a été opérationnelle le 04 mai 2020, et depuis elle n’a cessé d’être constamment mise à jour, et enrichie par de nouveaux services et de nouvelles fonctionnalités.
Désormais, aussi bien le dépôt des expéditions notariales, leur traitement, et leur paiement sont réalisés à distance d’une façon électronique. Les dépôts notariaux reçoivent un traitement au niveau du back office de la Conservation foncière, et sont clôturés avec un statut « bon pour paiement » par le conservateur foncier en cas de validation.
Un dépôt des affaires notariales désormais obligatoire
Le pas est franchi encore aujourd’hui, en instituant à partir du 04 mai 2021 l’obligation de dépôt des affaires notariales via la plateforme uniquement.
Au regard du champ d’application couvert par cette obligation, Il faut faire la nuance selon que ces dépôts sont basés ou non sur une expédition notariale.
Les dépôts basés sur une expédition notariale :
1-Dépôt d’une expédition sans annexes, à l’occasion d’une demande d’inscription ou de dépôt de la formalité de mutation, d’hypothèque, et de mainlevée d’hypothèque ou autres.
2-Dépôt d’une expédition avec annexes des pièces ayant fondé l’acte authentique, à l’occasion d’une demande d’inscription ou de dépôt de la formalité de mutation, hypothèque, mainlevée d’hypothèque ou autres.
3-Dépôt d’une formalité de radiation d’hypothèque du Trésor ou autre similaire, ou encore une radiation de saisie, ou de prénotation, ou encore une modification de l’état civil, précédant un dépôt d’expédition.
4- Dépôt d’une expédition notariale qui est soit indissociablement liée à une opération topographique avec dossier technique (vente partielle…) soit précédé par celle-ci, (mise en concordance et mutation..)
5- Dépôt d’une expédition notariale impliquant une personne morale avec ouverture de dossier de société ou mise à jour de dossier de société.
6- Dépôt d’une expédition notariale impliquant une personne morale précédée d’une formalité rectificative d’inscription ou de dépôt concernant l’état de cette personne morale.
7- Dépôt d’une expédition notariale de mutation suivie d’une formalité d’inscription hypothécaire dont l’acte est SSP (créance hypothécaire égale ou de moins de 250.000 DH).
Les dépôts des notaires sans une expédition notariale :
A condition d’être muni d’une procuration spéciale, le notaire peut procéder à ces dépôts de formalités :
-Dépôt d’une opération topographique (lotissement, copropriété, morcellement), lorsque le notaire a authentifié une mutation établie sous condition suspensive, pour préparer la rédaction d’un avenant spécifiant le titre foncier parcellaire.
-Dépôt unique d’affaires clients. Ex : acte de cession SSP ou adoulaire non inscrit, acte successoral, etc. pour préparer une transaction notariale future.
- Dépôt unique d’affaires clients relatif à la mise à jour des dossiers de société séparé d’une réquisition d’inscription ou d’une expédition notariale.
-Dépôt d’une formalité rectificative d’inscription ou de dépôt afférente à une personne physique ou morale.
Ce sont les premiers dépôts assortis d’une expédition notariale qui sont visés par l’obligation du dépôt en ligne, tandis que les autres diligences des notaires ne sont pas soumises à cette décision, et peuvent soit être présentés directement devant la conservation foncière soit être transmises en ligne sur la plateforme de l’Agence.
Un processus de digitalisation inachevé
Toutefois, l’exigence de la remise physique des documents ayant servi à l’appui de la réquisition d’inscription ou dépôt a persisté postérieurement à cette obligation, et reste un obstacle majeur à une chaîne ininterrompue du processus de digitalisation.
Ainsi, pour passer au paiement en ligne des affaires clôturées, le notaire doit déposer physiquement, au préalable, et selon les cas, soit son acte notarié exclusivement, soit son acte déposé en même temps que d’autres documents appuyant une série de formalités fondant son opération globale de dépôt.
Le dépôt en ligne, à partir de l’espace privé des notaires, d’une affaire ou plusieurs, à laquelle il y joint un document papier numérisé est une opération inachevée car dépourvue du dépôt physique du document.
En quête de l’acte authentique électronique(AAE)
La marche irréversible vers l’ère numérique devrait conduire à adopter l’acte authentique natif sur support électronique qui s’avère, en tant que solution informatique, une opportunité réelle pour surseoir à l’obstacle du dépôt physique des documents, empêchant l’accomplissement et la concrétisation du circuit vertueux du service de dépôt en ligne par les notaires des formalités inscriptibles sur les livres fonciers.
En France, la consécration de l’acte authentique électronique fut un grand succès, dès son lancement en 2008, et qui a été déjà entériné dans sa législation nationale en 2005.
Certes, le législateur marocain à travers la loi 53-05 sur l’échange électronique des données juridiques consacre l’équivalence de l’écrit sur support électronique avec l’écrit sur support papier en terme de preuve littérale ; mais en matière de droits réels son application est suspendue jusqu’à l’adoption d’un décret applicatif (art 42 de la même loi).
Devant l’absence du fondement juridique autorisant l’établissement et la conservation de l’écrit natif sur support électronique portant sur des droits réels, seules sont reconnues les écritures sur papier avec signatures manuscrites conformément à la loi 32-09 portant sur le notariat.
Un changement législatif de ladite loi doit permettre de consacrer d’abord l’acte authentique sur support électronique, puis de poser les règles de validité pour son établissement.
Numérisation des documents et signature électronique
Dans l’attente, il est tout à fait permis d’user des copies des minutes appelées aussi expéditions pour leur emploi dans le processus dématérialisé du dépôt notarial sur la plateforme.
En effet, ce sont les copies certifiées conformes à l’original des minutes, établies par le notaire qui sont déposées à la conservation foncière, et donc sont sujettes aux dispositions de l’article 440 du dahir du 12 aout 1913 sur les obligations et les contrats (D.O.C) tel qu’il a été modifié et complété.
Cet article consacre dans son deuxième paragraphe l’équivalence des deux formats : papier et sa copie numérique en terme de preuve ,à charge que les actes copiés électroniquement répondent aux conditions visées aux articles 417-1 et 417-2 de la loi 53-05 modifiant le D.O.C , et que le procédé de conservation de l’acte permet à chaque partie de disposer d’un exemplaire ou d’y avoir accès.
C’est dans ce sens qu’a été décidé d’autoriser les notaires à signer électroniquement les expéditions notariales et leurs annexes -le cas échéant- sans constituer une violation au texte de la loi 32-09 sur la profession du notariat.
En effet, le directeur général de l’ANCFCC a transmis une lettre au président du CNONM datant du 1 juillet 2021 l’informant de l’entrée en application imminente de la signature électronique des documents déposables par les notaires sur la plateforme de l’agence.
Il est important de rappeler ici qu’il ne convient guère d’authentifier l’acte par le notaire comme dans l’exemple français, mais bel et bien de certifier via une clé de signature une copie numérique (expédition notariale numérique) comme conforme à la minute conçu dans le formalisme notarial classique (sous format papier).
Cette signature électronique sera apposée par le notaire sur le fichier PDF de son acte notarié, et s’étendra aussi-le cas échéant- à tous les autres documents appuyant les diverses formalités fondant son opération de dépôt global.
La lettre souligne expressément le mérite de cette percée numérique à savoir le bénéfice d’accéder directement au paiement après validation et clôture par le conservateur, sans aucune condition de dépôt physique des documents justificatifs. Un véritable exploit pour l’Agence qui veut instaurer un climat de transparence totale, et en même temps de la célérité propice pour affermir la confiance en l’administration, et pour drainer les investissements locaux et internationaux.
Et pour une meilleure optimisation de la nouvelle procédure, il ne sera pas procédé à son application immédiate : une phase transitoire d’essai sera entamée à partir du 15 juillet jusqu’au 14 septembre.
Et c’est à partir du 15 septembre 2021 que tous les notaires seront obligés de procéder à la signature électronique sous peine de se voir refuser leur dépôt sur la plateforme.
Les contraintes post-adoption de la signature électronique
Tout en gardant l’ardeur d’un analyste optimiste, nous ne pourrions pas nous détourner des contraintes qui se poseront à l’occasion de la mise en application du dépôt électronique « zéro papier » par les notaires.
Une première contrainte tient à la nature hétéroclite des documents meublant les dépôts notariaux sur la plateforme.
En effet, comme nous venons de le voir un dépôt notarial peut être basé uniquement sur une simple expédition comme il peut être basé sur une expédition, et précédé nécessairement par des formalités antérieures assorties de documents justificatifs qu’il n’a pas rédigé (une mainlevée, rectification d’état civil, modification de la personne moral, une succession,….).
Selon la lettre du directeur général, la signature électronique portera sur tous les documents déposables par le notaire qui peut -en l’occurrence- signer électroniquement une copie numérisée de la mainlevée de saisie ,ou de prénotation, ou d’hypothèque.… laquelle sera valablement acceptée- après paiement- pour être archivée électroniquement dans les bases de données de l’ANCFCC.
Or, la question que beaucoup se poseront est la suivante : pourrait-on reconnaître à ce document numérisé et signé électroniquement la charge probatoire requise ? Autrement dit le notaire est-il habilité à certifier conforme à l’original une mainlevée ssp ou adoulaire (à titre d’exemple). Ne doit –il pas se cantonner pour une certification à son acte, et les pièces ayant fondé sa rédaction exclusivement (procuration, autorisation administrative…) conformément à l’article 440 susvisée et l’article 35 de la loi 32-09 ?
La même interrogation concerne le bien-fondé de la certification par le notaire des pièces justificatives de la personne morale déposables sur la plateforme, à l’occasion d’une ouverture du dossier de société, ou une mise à jour du dossier spécial de la personne morale impliquée dans une formalité inscriptible sur les livres fonciers ?
Loin de discuter la pertinence de ces avis divergents, il est important d’éclairer le bien-fondé de cette certification trouvant sa justification dans l’article 46 de la loi 32-09 qui considère tout document ayant permis au notaire de rédiger son acte authentique comme une annexe, et partant peut être signé électroniquement.
Une deuxième contrainte est inhérente aux affaires notariales assorties de duplicatas.
A cet égard, il faut souligner que le dépôt physique par le notaire du duplicata déjà retiré par le dépositaire demandeur de la formalité est une condition de fond pour la validation de l’opération de dépôt, et le déblocage du paiement le cas échéant.
Sur le plan pratique et pour les besoins de l’assouplissement de cette procédure de dépôt, la possibilité a été donnée aux notaires de certifier la possession du duplicata sur le système à charge de le déposer physiquement après acceptation du conservateur, et en même temps que le dépôt des documents physiques.
La contrainte qui persistera, à ce niveau, même avec l’adoption de la mise en ligne de documents signés électroniquement, tient à ce que la clôture de l’affaire notariale avec le statut « bon pour paiement » sera toujours inachevée, et ne peut pas permettre de générer le code fatourati tant que le duplicata n’est pas déposé. Ce qui induit la nécessité soit de se présenter au service concerné pour le besoin de dépôt physique du duplicata, soit de l’envoyer par voie postale.
Nous estimons qu’il est temps de penser à la dématérialisation du duplicata pour composer avec la nouvelle procédure de dépôt, et surseoir à tous les incidents révélés ou soulevés à l’occasion de leur gestion quotidienne par les services des conservations foncières.
En conclusion, tout en saluant ce cercle vertueux de digitalisation des échanges entre l’ANCFCC et les notaires, nous considérons que les efforts devront être redoublés pour parer aux retombées négatives de la pandémie du Covid, dictant le maintien d’une distanciation sociale forcée. Nous espérons que ce souffle numérique marquera son extension aux autres professionnels : adouls, avocats, huissiers de justice, promoteurs immobiliers… dans l’horizon de démocratiser l’expérience digitale avec les usagers grand public de l’Agence.
1 Sous certaines conditions établies par les articles 417-01 et 417-02.
2 Voir l’article 47 de la 32-09.