Conservation foncière : le souffle numérique pour relever la conjoncture actuelle et les défis futurs ?




Par Hicham BESRI *, cadre à l’ANCFCC et juriste spécialisé en droit immobilier

C’est une vraie immersion dans la conjoncture actuelle internationale où nous projetons l’avenir d’une institution forteresse et emblématique de l’Etat de droit marocain : l’Agence nationale de la conservation foncière du cadastre et de la cartographie (ANCFCC). Le virage numérique récent de l’Agence tombe à point nommé avec cette épreuve imprévisible, que nous impose le cataclysme viral de la pandémie du covid-19.

L’ANCFCC face à la conjoncture actuelle

Nul ne doute,  aujourd’hui, que la pandémie  du covid-19, qui sévit dans le monde, influence tragiquement et quasiment  tous les secteurs d’activités dans le royaume. Parmi les secteurs névralgiques de l’Etat touchés par cette calamité, on cite l’immobilier et son corollaire la publicité foncière. Sur le plan de l’autorité publique en charge de la sécurisation foncière, l’ANCFCC en est la dépositaire et la garante unique. Sa mission macro-économique est celle d’assurer la disponibilité d’un foncier sûr pour tout projet d’investissement. Du coup, son activité dépendra, et subira cette chute libre de la demande, mais aussi de l’offre émanant du marché immobilier marocain. Cette conjoncture combien difficile poussera  tout un chacun : investisseurs privés, promoteurs et agents immobiliers, institutionnels de l’acte, administrations et collectivités locales, à résister et continuer tant bien que mal leurs activités en usant des nouvelles technologies de l’information comme socle à de nouveaux rapports dématérialisés.

Un souffle numérique soutenu de l’ANCFCC

L’ANCFCC s’inscrit depuis plus d’une décennie dans ce projet phare de la digitalisation, en investissant d’une part dans la constitution des  bases de données foncières, exploitables en tant que patrimoine informationnel dématérialisé, et d’autre part dans des logiciels dédiés au traitement journalier des prestations demandées au niveau de ses blocs fonciers extérieurs. L’ANCFCC a préparé bien avant sa transition numérique. Notamment, en s’assurant des textes juridiques de base autorisant la dématérialisation de ses prestations, et je vise ici l’article 106 de la loi 14-07 sur l’immatriculation foncière, et l’article 24 du décret du 14 juin 2014 sur les formalités de l’immatriculation foncière, et enfin le décret du 10 décembre 2018  sur les conditions et les modalités de la gestion électronique des opérations de l’immatriculation foncière.

Outre le remaniement des textes législatifs, et du côté de l’innovation informatique, car c’est l’objet de notre article, les mesures digitales se sont accélérées donnant naissance au service électronique MOUHAFADATI, la consultation en ligne des publicités foncières, sans oublier la facilité de commander à distance le certificat de propriété, le plan cadastral, le calcul de contenance.

La « vieille dame » a aussi mis en place progressivement de nouvelles applications métier, à commencer d’abord par le lancement en octobre 2017 du registre foncier électronique, et ensuite en avril 2019 un registre électronique de dépôt et de traitement des demandes d’inscriptions  et/ou  de radiations émanant des professionnels et des usagers grand public.

Dans cette même continuité et dans une perspective de mettre à disposition de la clientèle de l’Agence des outils collaboratifs de traitement à distance de leurs dossiers, l’ANCFCC a signé dans un premier temps avec l’Ordre national des ingénieurs géomètres-topographes, et dans un deuxième temps avec l’Ordre national des notaires, deux conventions  pour la mise en place d’une plate-forme d’échanges des documents techniques et juridiques  numérisés et authentifiés, avec un droit de paiement en ligne de l’affaire clôturée.

Notons au passage que ces professionnels partenaires de l’Agence ont commencé à cueillir les fruits de ces nouvelles technologies de l’information, et ce, grâce à leur mise à exécution rapide et efficiente par un personnel composé notoirement de jeunes pour la plupart, outillés de compétences adéquates, qui ont su montrer une adaptabilité et une aisance à l’égard de ce nouveau mode travail.

Cette résonance heureuse face à cette nouvelle expérience numérique a encore poussé les décideurs de l’ANCFCC à s’affranchir davantage du service mitigé : à moitié électronique et à moitié papier.

Au niveau des certificats électroniques, l’Agence s’est résolue à délivrer ce service uniquement sur sa plateforme, avec cette possibilité d’en vérifier l’authenticité sans autre formalité au niveau de la Conservation Foncière (CF). Pour la plateforme collaborative avec les notaires, l’Agence a fusionné son premier back-office notarial dans son registre électronique de dépôts(R1). L’objectif étant de traiter sur un même registre de dépôts toutes les formalités, en relation soit  avec un titre foncier ou réquisition d’immatriculation ou encore un dossier spécial de société. L’entrave du duplicata à déposer physiquement à la CF comme condition d’acceptation a été aussi levée, en permettant au notaire de signaler sur la plateforme qu’il en est dépositaire.

Quelle évaluation dressons-nous face à ce bilan ?

Ces performances ne doivent pas occulter le caractère restreint et champs limités de l’effet de digitalisation. En effet, un long chemin reste encore à parcourir pour démocratiser l’accès de tous aux prestations de l’ANCFCC mises ou à mettre en ligne.

Certes, l’ANCFCC  a revu, relooké et enrichi il y a peu de temps son portail et sa plateforme, introduite comme  une véritable interface virtuelle mise au service de ses usagers et proche de leurs doléances ou préoccupations à  travers les nouveaux services : chikayati, et le référentiel commun des prix. Toutefois, elle continue de présenter sur son ardoise numérique des modèles à imprimer, des demandes de reprise de bornage, de consultation, de tirages de copies des documents, de duplicatas qui auront à être digitalisé.

L’espace dédié aux professionnels pour les échanges électroniques des documents bénéficie pour le moment aux notaires avec une obligation de déposer une copie de l’expédition et du duplicata comme condition du paiement en ligne de l’affaire clôturée.

L’ANCFCC et l’après covid-19

La conjoncture d’aujourd’hui fait émerger un grand défi à l’heure de cette pandémie, et post pandémie celui de dématérialiser totalement les services offerts par l’ANCFCC. Plus le moment de ralentir ce processus. Car pérenniser l’activité régalienne ne peut plus être mené avec le mode d’exercice actuel, où les locaux des conservations foncières connaissent un afflux massif de la clientèle durant les horaires d’ouverture, et fatalement un emploi massif de papiers et documents foisonnant de partout.

Passer à la vitesse supérieure sur le chemin de la dématérialisation est inéluctablement devenue prioritaire, en ces temps sombre du confinement et de l’après confinement.

Encore faut-il se munir d’un carnet de route pour visionner son futur, d’où le besoin d’un plan ou stratégie d’action pour jalonner ce saut  numérique. Du choix de la stratégie à poursuivre dépendra le succès de toute digitalisation.

L’ANCFCC a choisi de mener deux objectifs majeurs :

Le premier a trait aux opérations d’immatriculation d’ensemble qui gagnent de plus en plus  un large territoire rural, et dont nous ressentons aujourd’hui les effets bénéfiques à travers la réalisation d’un taux d’immatriculation élevé, et une mobilisation de ce nouveau patrimoine dans le circuit économique. Le deuxième, a trait à la dématérialisation du process  métier.

Il est temps aujourd’hui de repenser la donne chez nos décideurs de l’ANCFCC, et je songe particulièrement à son Conseil d’administration qui devra se réunir et se fixer une priorité unique et d’extrême urgence : l’accélération de la dotation de son  pôle métier de la nouvelle technologie numérique avec un double objectifs :

Primo, optimiser l’exploitation et la gestion dématérialisée des prestations fournies  par ses agents  à travers une dotation en logiciels, applications et terminaux de pointes. Secundo, initier l’installation d’un écosystème authentifié et intégré qui permet le raccordement de différends systèmes d’informations relevant d’institutionnels ou professionnels en lien avec l’activité métier de l’Agence.

Forte par sa  plateforme interne et évolutive, dédiée à la gestion informatisée des dossiers, l’ANCFCC est en besoin d’entrer en synergie avec  son environnement professionnel extérieur (les notaires, les adouls, les avocats, les ingénieurs géomètres-topographes, les huissiers de justices, les tribunaux, autres administrations, les promoteurs immobiliers,…)  pour servir une dématérialisation des échanges des données et  des documents.

La vague de modernisation ne doit pas toucher au seul process métier de l’Agence et cantonner les autres usagers professionnels aux rôles de simples consommateurs de services digitalisés octroyés par l’Agence. La réussite de toute  interopérabilité fructueuse entre les plateformes institutionnelles exige une collaboration transversale  s’accordant  sur le besoin de l’utilisation commune de la nouvelle technologie numérique dans le respect de l’impératif de la sécurité foncière.

L’environnement technologique et normatif de l’activité des professionnels partenaires de l’ANCFCC doit suivre l'ère du temps présent en permettant la modernisation de la formalisation et de l’instrumentalisation  des transactions immobilières.

Le législateur doit donner toutes les autorisations aux professions accréditées par l’article 4 du code marocain des droits réels pour une meilleure intégration aux NTIC (signature électronique qualifiée des actes dématérialisés, archive électronique central des minutiers ...) bien sûr en alliant modernisation avec impératifs de sécurité et authenticité des opérations conclues.

Demain, tous les ordres professionnels de l’acte  devront mutualiser leurs moyens pour équiper leur études en matériel digital et le plus important,  préparer ses hauts Rédacteurs et Rédactrices à tirer profit du guichet transactionnel virtuel de l’ANCFCC,  véritable plateforme collaborative, qui  mettra de la transparence procédurale mais aussi de la traçabilité pour les rejets des dépôts avec obligation de motivation par le conservateur foncier.

Oui, je suis pour une publication par l’ANCFCC des statistiques relatives aux taux de traitement des demandes en ligne, leur taux de répartition entre les différentes professions, avec les rejets et acceptations enregistrés pour chaque profession. Un système de notation doit être instauré mettant au grand jour et en transparence totale le flux et la qualité des transactions inscriptibles à son niveau par le concours des professionnels du métier.

Demain, en fonction d’une évaluation prometteuse de ces échanges électroniques des données foncières, on pourrait faire jouer l’intelligence artificielle pour automatiser  des télépublications directes sur le livre foncier, après confrontation instantanée avec les bases de données de l’ANCFCC. Mieux encore, on pourrait mettre à l'oubliette la règle de l'effet constitutif du droit réel dès l'inscription  sur le livre foncier, du moment que ce dernier ne serait plus qu’un  “réceptacle”  des minutes générées électroniquement à partir des actes conclus dématérialisés (mutations, hypothèques, partages..).

La règle du consensualisme triomphera et retrouvera ses droits légitimes, dans la genèse de l’acte productif des obligations synallagmatiques,  en retrouvant son effet translatif du droit réel.

*Hicham Besri est juriste et cadre supérieur à l'ANCFCC.  Titulaire d’un DESA en droit du commerce et d’un diplôme de l'ENAP de Rabat cycle de formation, il est  aussi l'auteur d’ouvrages en droit foncier écrit en Arabe en 2013 et 2014 ainsi que de nombreux articles dans les deux langues.